Bertrand tenait absolument à me faire découvrir le pays d’Argentat aux confins de la Corrèze, où serpente la mythique Dordogne, ses truites, ses ombres et accessoirement son “croustillant de foie gras frais aux pommes et jus de truffe”. Selon lui, l’endroit avait su garder en mémoire la trace d’un passé glorieux où les bateliers avaient offert à la ville ses lettres de noblesse. Bertrand s’y rendait une ou deux fois l’an, non pas pour parfaire sa culture générale ou aiguiser son goût immodéré pour la gastronomie du terroir,
mais pour y pêcher à la mouche. Il m’avait dit tellement de bien sur la Dordogne et son patrimoine halieutique, que je trépignais d’impatience d’y connaître un franc succès en ramenant à “l’épuisette” quelques beaux poissons.
Ce qui m’est le plus pénible à la pêche, c’est la route qui y conduit ! Et Dieu sait qu’entre la Suisse et la Corrèze la route est longue. La France est un beau pays certes, mais la traverser presque entièrement dans le sens de la largeur le séant collé aux sièges en cuir d’une voiture, tout confort ou pas, peut devenir d’un ennuyant à mourir ! J’ai beau faire et refaire dans ma tête les parties de pêche à venir, les heures me semblent s’étendre à l’infini. Au moment, où le désespoir le plus total commence à gagner tout mon être, je vois du coin de l’oeil le panneau “Argentat” 20 kilomètres ! Sortant d’un coup de ma léthargie, je n’ai subitement qu’une idée en tête : plonger dans mes waders, me saisir de ma Winston et voler vers la rivière pour y détendre mes muscles engourdis.Bertrand semble lire dans mes pensées.
-T’es impatient mon petit ?
Pour toute réponse je lui renvoie un regard assoiffé de truite qui en dit bien plus sur mon état du moment que le ferait n’importe quel mot consciencieusement choisi dans le Petit Robert.
Puis, il ajoute sûr de lui :
-Faudra patienter ! Je suis épuisé. Nous devrions nous reposer ce soir et faire honneur à une bonne table corrézienne dont je connais l’adresse, elle saura nous remettre sur pied. Et demain à l’attaque…
Je reste sans mot, mais avec des envies de meurtre. Il m’a emmené jusqu’ici, des promesses plein la voix et il ose maintenant suggérer que nous ne serons pas présents ce soir au bord de la rivière !
-Traître ! Le mot m’échappe.
Bertrand semble surpris et me contemple du regard comme pour essayer de lire dans mes yeux. Ce qu’il voit doit lui faire peur, car son visage tout sourire semble d’un coup se figer dans le marbre.
En effet, si mon ami a réussi à traduire les sentiments que j’ai en ce moment précis à son égard, je comprends qu’il ait peur. Pour moi, il est devenu, le poisson blanc dans une rivière jurassienne qu’il faut anéantir sur le champ. Ou pire encore, il s’est transformé en une algue verte et poisseuse étouffant de sa présence les belles eaux du Doubs.
Il reprend sur un ton nettement moins assuré :
-Rassure-moi, tes yeux de “serial killeur” psychopathe, c’est pas pour moi ? Toujours sans répondre, je me fais boudeur.
-Allez, un petit sourire, elle va pas se vider d’ici demain la Dordogne. Et puis j’ai faim moi !
Voilà, cela m’apprendra à avoir comme compagnon de pêche un féru de la fourchette, un dandy du foie gras poêlé. Je me demande parfois si son espèce de truites préférées n’est pas la truite au bleu !
Nous voilà enfin arrivés devant l’hôtel. Je n’ai toujours pas pipé mot et je compte bien jouer le mutique tant que mon ami n’aura pas décidé de me gratifier de sa présence pour le coup du soir. Je pourrais certes aller à la pêche tout seul, le laissant à son assiette, mais je ne connais rien du lieu et désire vraiment profiter des conseils de Bertrand pour mes premiers pas sur la Dordogne.
Une fois les présentations faites avec la maitresse de maison, Bertand me prend à part, et déclame :
-Bon l’ami, tu vas pas bouder comme ça toute la soirée ?
Puis il ajoute en grand diplomate:
-Jouons le compromis, un petit dîner sans entrée ni dessert et on part pour un petit coup du soir.
A ces mots, je retrouve non seulement ma bonne humeur mais aussi la parole. Tout en me dirigeant d’un pas pressé vers la salle à manger encore déserte en ce début de soirée, je lui répond:
-Top-la Bertrand, on dîne léger et à nous la Dordogne.
“Léger” ! Au moment où les yeux de mon ami se sont posés sur la carte du menu, ce mot prend des allures de sanction, comme si un juge avait prononcé à son encontre une peine disproportionnée. Bertrand semble anéanti. Son regard va et vient en tous sens, essayant d’imaginer dans son assiette ce que “léger” peut représenter ! Au moment de passer commande, il ne peut s’empêcher un : “Pour commencer…”.
Là je coupe court à sa tentative de rompre son engagement. En lui censurant la parole, je lance:
-Nous allons manger “léger” (en insistant bien sur la dernière syllabe). Nous nous contenterons de deux entrecôtes maître d’hôtel et je finis par ajouter -Mademoiselle, dites en cuisine que nous sommes pressés. La pêche n’attend pas !
La serveuse me sourit d’un air entendu et part transmettre nos voeux.
J’ai toujours apprécié, dans les hôtels où le patron est pêcheur, cette connivence entre pupilles de Saint-Pierre qui permet à celui qui désire manger vite pour se rendre à la rivière d’être servi en premier. Il arrive parfois, dans les endroits très courus, que tous les convives soient tous des amateurs de la gaule, ce qui doit très certainement poser des problèmes en cuisine. Là, c’est généralement à l’ancienneté que sont servis les clients.
Ce soir, comme nous sommes les seuls à table, les entrecôtes ont vite fait d’arriver. Bertrand n’a rien dit depuis mon intervention auprès de la serveuse. Il regarde à présent, un peu dépité, le contenu de son assiette.
Le repas terminé, c’est un Bertrand un peu bougon qui part s’équiper pour le coup du soir. De mon côté, je commence à être fébrile. J’aime les premières fois… C’est un peu comme une nouvelle naissance où tout semble alors possible. Les rivières inconnues me fond battre le coeur toujours un peu plus vite. Je m’imagine alors que c’est dans leurs eaux que je vais enfin la rencontrer. Qui ? La truite de ma vie. Celle qui est née pour moi et qui a attendu de longues années ma venue, bien sagement calée au fond de la rivière, se gavant de larves d’insectes. Celle qui a choisi de ne gober qu’une seule fois dans sa vie, sur une de mes imitations de sedge ou d’éphémère. Celle encore qui m’offrira le combat d’une vie, intense et sans concession, m’interdisant la médiocrité au risque de la voir s’échapper à tout jamais, ne m’autorisant sur le coup que l’excellence et la précision du geste. Celle enfin que je redonnerai à la rivière avec le sentiment d’avoir réalisé mon mythe et qui peuplera mes rêves jusqu’au soir de mes chrysanthèmes.
La Dordogne enfin ! Bertrand a retrouvé le sourire et moi je suis aux anges. Cette rivière est magnifique. Ses eaux couleur émeraude s’accordent à merveille avec les arbres qui la bordent. L’endroit impose la sérénité. Après avoir traversé l’ancien port d’Argentat, nous avons remonté le cours de la rivière pour aller pêcher une veine d’eau que mon ami sait prometteuse. Nous sommes accompagnés par le chant d’un coq s’époumonant à annoncer le début de la soirée.
-C’est sans doute un coq de pêche du Limousin, m’explique Bertrand. Ici, par tradition, les moucheurs élèvent leurs champions et les chouchoutent du mieux qu’ils peuvent. En échange, ils prélèvent leurs plus belles plumes pour confectionner leurs mouches. A mon avis, renchérit-il, les plumes de cette région sont un pur joyau de la création. Dieu s’est très certainement longuement penché sur le cas des coqs du Limousin et il les a fait à l’image de ceux du paradis.
Arrivés à l’endroit choisi par Bertrand, nous nous sommes assis un moment, pour nous imprégner des lieux. Puis, avec la délicatesse du héron nous avons pénétré la rivière pour nous éloigner un peu des berges tapissées d’arbres. Nous aurons ainsi plus d’aisance lors de nos lancers.
Le Dordogne se réveille doucement, offrant ça et là quelques timides éclosions 4
d’éphémère. Les gobages encore peu nombreux trahissent tout de même la présence de poissons. Bertrand me propose d’essayer un spent d’ignita. J’en choisis un, tirant légèrement sur le rouge, que j’attache consciencieusement à mon bas de ligne. Puis, doucement, je commence à fouetter. Je pose ma mouche un peu en amont de ce qui me semble être un gobage. Elle dérive proprement mais rien ne se passe.
-Trop long, me lance Bertrand. Tu me laisses essayer.
Je lui fait “oui” de la tête. Il avance discrètement d’un pas, puis s’applique à déployer sa soie avec une harmonie digne des plus grands. C’est incroyable comme ce gaillard arrive à faire oublier sa disgrâce habituelle dès qu’il se met en action de pêche. Là, il se transforme subitement en artiste, comme un violoniste avec son archet, il utilise sa canne comme le prolongement naturel de sa main. Il se joue alors des lois de la gravité et amène sa mouche là où lui dicte son instinct. Ses dérives sont courtes et ses mouches ne draguent pas. A l’instant fatidique, il sait garder la tête suffisamment froide pour ferrer juste au bon moment.
Une fois de plus, j’assiste à une leçon de chose. Trois faux lancers pour donner de l’impulsion à sa soie, puis la mouche vient toucher l’eau avec la délicatesse du baiser du prince à la princesse. Elle s’inscrit parfaitement dans le veine d’eau et subitement, en une fraction de secondes, l’affaire est faite. La canne vibre puis se plie de toute son âme.
-C’est un ombre ! Bertrand est formel. Il n’a pourtant pas encore vu l’animal qui lutte de toute sa force, comme un beau diable, pour éviter d’être arraché à son milieu, mais il sait déjà…
Encore un ou deux rounds pour l’honneur et le poisson est rendu. Délicatement Bertrand le ramène à l’épuisette. C’est un magnifique “Tymalus tymalus”. Dans cette lumière chaude du crépuscule, sa robe semble scintiller d’or. Comme une pépite précieuse Bertrand s’en saisit jalousement et, avec la douceur d’une mère à son enfant, il caresse son ombre en lui parlant à voix basse, puis il le dépose dans la rivière en attendant le moment où le poisson “or”, ayant retrouvé ses esprits, d’un coup de nageoire, retourne dans son monde. Satisfait, Bertrand coupe son bas de ligne pour libérer sa mouche et la faire sécher.
-A ton tour, me dit-il. Pose ta mouche juste en amont de cette petite veine d’eau. Bertrand me montre du doigt l’endroit de la cible. Je n’avais rien remarqué, mais à y bien regarder, j’ai l’impression de voir monter un poisson à un rythme régulier comme s’il était calé sur un métronome imaginaire.
Après la leçon qui vient de m’être donnée, une lourde responsabilité pèse sur mes épaules : faire aussi bien que “le maître” en ramenant à mon tour un poisson précieux.
Je m’applique du mieux possible et essaye même de donner à mes lancers un semblant d’élégance. A trop me concentrer sur les arabesques de ma soie, je bloque un peu tard le poignet au moment du poser et mon ignita, au lieu d’épouser avec douceur la surface de l’eau, cogne violemment la rivière. La sanction est sans appel : la mouche coule comme une enclume. Je ramène la “naufragée” et la sèche avec mon amadou. Le poisson est toujours à table et semble ne pas avoir été effrayé par ma gaucherie.
Pour mon deuxième essai, je décide d’oublier la forme pour me concentrer uniquement sur la manière. Du coup, mes lancers n’ont plus rien de majestueux, mais leur efficacité me permet d’atteindre mon but. Ma mouche arrive avec exactitude à l’endroit désiré. Elle dérive proprement dans le veine d’eau quand soudain, à la surface de la rivière, je devine un gobage, instinctivement, je lève le bras avec fougue pour tendre la soie et ferrer. Ma canne vibre, se plie à se rompre et finit par sursauter, puis plus rien, hormis du mou dans la ligne ! Je viens de casser.
-Raté, me dit Bretrand avec un grand rire sonore, comme pour ajouter l’humiliation à mon désarroi !
Je préfère de loin manquer un ferrage que de casser par excès de zèle et contraindre ainsi un poisson à vivre, avec au coin de la bouche, planté, le stigmate de mon incompétence.
-Allez mon p’tit, la prochaine fois au ferrage, imagine que tu caresses la peau de velours d’Isabelle Adjani et mets-y la douceur qu’elle mérite ! Et il ajoute moqueur :
-Sur la Dordogne, à ma connaissance, y’a pas de tarpon, alors t’es pas obligé d’y mettre une force démesurée ! Le mot d’ordre avec les truites ou les ombres c’est “finesse” !
Je n’ai rien à lui répondre, il a raison. Mais entendre le mot “finesse” dans sa bouche quand on a en face de soi la masse imposante de “l’homme”, il faut reconnaître que cela a quelque chose d’humoristique !
Bertrand me propose de calmer le jeu et d’attendre à la manière du héron le coup du soir proprement dit. Nous regardons le soleil finir sa course derrière les monts boisés de Corrèze. La nature peu à peu s’apaise et se prépare au sommeil, même le coq a fini par cesser son hymne au couchant pour rejoindre son poulailler. Seule la rivière, par son chant, trouble le calme de la vallée, comme si elle voulait signifier à ceux qui veulent l’entendre qu’elle ne craint pas la nuit.
Les éclosions de phryganes commencent massivement à apparaître. Une légère brise, levée depuis peu, fait fraîchir la température. Tous les ingrédients du coup du soir semblent s’être donnés rendez-vous. Il ne reste qu’à attendre quelques minutes encore pour voir la Dordogne bouillir de vie.
A une vingtaine de mètres de nous, au bout d’un petit lisse, les yeux affûtés de Bertrand ont repéré un poisson qui monte régulièrement à la surface pour y prélever de gros tricopthères hésitants avant leur envol nuptial. Malgré sa discrétion, sa présence est trahie par de tous petits cercles concentriques partant mourir à quelques pas de là.
Bertrand me chuchote à l’oreille :
-Je parie une bouteille de Muscadet que c’est une grosse truite. Je prends le pari plus pour lui faire plaisir que par goût du jeu. Car, malgré mon manque d’expérience, je sais que les gobages discrets sont souvent synonymes de beaux poissons.
Bertrand choisit dans sa boîte un gros sedge monté sur un hameçon de 12 et s’applique malgré le manque de lumière à le nouer à son bas de ligne. Au moment où il s’apprête à lancer sa soie, nous sommes tous deux témoins d’une scène digne d’un mauvais film. Entre nous et la truite de Bertrand, une ombre sortie furtivement des buissons pénètre la rivière ! Elle s’avance et semble prendre position pour attaquer le poisson de mon ami. J’entends Bertrand jurer dans sa barbe.
-Non de non ! T’as vu cet imbécile ? Puis élevant le ton il s’adresse à l’ombre. -Hé l’ami, ne vous gênez surtout pas ! Vous voulez ma canne tant que vous y êtes ?
L’ombre pivote dans notre direction et répond à Bertrand avec un accent teinté du sud.
-Cause toujours ! Et à cette distance de toute façon t’as aucune chance mon gros ! Puis l’ombre se détourne nous signifiant par là que le débat est clos.
A la lueur de la lune, je vois les traits de mon ami se figer. Bertrand est piqué au vif.
-Ça, tu vois, il aurait jamais dû !
-Te traiter de gros ?
-Non, oser prétendre que je n’ai aucune chance à cette distance ! Je vais lui montrer à cette brème si j’ai aucune chance… Et Bertrand commence à fouetter de rage. Sauf qu’il dirige dangereusement sa mouche dans la direction de l’ombre.
Je commence à comprendre où il veut en venir, et je lâche :
– Non Bertrand, tu ne vas tout de même pas…
Bertrand s’exclame:
– Zut trop long !
Mais par habitude, il ne peut quand même pas s’empêcher de ferrer. Et l’impensable se produit. La mouche de Bertrand arrache une partie de la chevelure de l’ombre, plus précisément sa prothèse capillaire qui s’envole et finit à l’eau. L’ombre hurle de frayeur et sans demander son reste fuit les lieux. La scène est cocasse, nous éclatons de rire en choeur et je m’exclame :
– Beau coup de ligne… C’est quoi comme espèce de poisson ?
Bertrand, encore hilare, ramène sa prise “capillaire” par à coup, celle-ci a coulé à pic une fois mouillée et a fait plonger la soie.
-Attention Bertrand, il manquerait plus que tu casses sur une “moumoute”. Bertrand est au bord de la crise d’apoplexie quand brusquement il s’arrête net, et ferre un grand coup ! Je le regarde faire sans comprendre et il me lance sur un ton dubitatif :
– J’ai une touche.
Je crois abord que, comme à son habitude, il se moque de moi et je trouve la plaisanterie une peu grosse. Mais j’entends soudainement le bruit caractéristique d’un moulinet “affolé” qui dévide sa soie ! Bertrand, monté en 16 centièmes, doit utiliser tout son savoir-faire pour ramener cette prise improbable. Après un combat tout de même assez bref, il finit par arracher des eaux, au bout de la “moumoute”, un joli petit brochet juvénile.
Je n’en crois pas mes yeux et finit par lui dire:
– Chapeau bas Monsieur, tu viens d’inventer une nouvelle mouche à brochet dont on parlera encore longtemps: le Sedge Capillair’s killeur.
Cette nouvelle est dédiée à Jean-Yves qui m’a inspiré cette histoire, dont j’ai juste un peu exagéré le contenu…
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