Le temps d’incubation a été très court. J’ai développé tous les symptômes du virus en moins d’une semaine ! La maladie de Bertrand est aussi contagieuse que la petite vérole, simplement le mal ne se voit pas de l’extérieur, pas de pustule, aucune lésion cutanée, rien. C’est à l’intérieur que le désordre s’opère. En un mot, je suis complètement chamboulé. Ma vie vient de subir un cataclysme majeur, une sorte de tsunami emportant sur son passage la moindre de mes certitudes. Chaque jour je deviens un peu plus cet autre dont j’ignore tout, un mutant aux prises avec une obsession grandissante, un besoin irascible de patauger dans l’élément liquide. Mes nuits se peuplent de rêves inattendus, parfaitement loufoques, où il est sans cesse question de « fouets », de « mouches » et de « poissons ». À peine levé, au lieu d’ouvrir ma lucarne sur le monde en lisant la presse quotidienne, c’est plongé dans les magazines halieutiques que j’entame mes journées, toujours à la recherche de la compréhension de la « chose ». Et croyez-moi, c’est tout un univers qu’il me semble falloir maîtriser tellement le sujet paraît vaste, une science précise, vieille de plusieurs siècles, ne laissant aucune place au hasard !

Comment ai-je pu, jusqu’à présent, passer à côté de tant de questions aussi essentielles ? Les soubresauts agonisants du CAC40 ou les humeurs capricieuses de la CGT font pâle figure quand on les compare aux articles « brillantissimes » d’un certain Charles Gady spécialiste incontesté de la reproduction des plécoptères dans le Sud-Ouest. La météo a enfin un sens pour moi ! S’il pleut, les niveaux des rivières risquent de monter, pas très bon pour la pêche ! Par contre s’il ne pleut pas, les niveaux baisseront à coup sûr, pas bon non plus ! Quand je vous disais qu’il s’agit d’une science…
Il me reste néanmoins un ou deux détails à régler avant d’aller batifoler à la recherche de Dame Truite et de Monsieur Saumon, comme faire la différence, justement, entre une truite et un saumon !
Avouons-le tout net, mes connaissances au sujet des Salmonidés se résume à quelques expériences culinaires. Je connais la truite au bleu, au court-bouillon et, il y a peu, je pensais sincèrement que les saumons naissaient fumés et prétranchés. Il y a aussi cette fameuse truite « saumonée » rencontrée chez Carrefour, espèce à la chair rouge vif, élevée à grand soin dans les contrées sauvages « de la pisciculture d’à côté » et nourrie exclusivement avec une crevette très rare : la « Yapleindecolorant E111 ». C’est du reste ce qui donne à la « saumonée » sa couleur phosphorescente et son goût inimitable de pénicilline.
Conscient de l’énormité de la tâche et du chemin tortueux qu’il me reste à parcourir avant de devenir un « maître », j’ai décidé de prendre les choses une par une et de commencer par le commencement, à savoir : l’équipement. Si Truites et Saumons il y a dans les rivières de l’hexagone, il me faut impérativement et avant tout du matériel à la hauteur de mes espérances.

La lecture assidue d’ouvrages de référence dans le domaine “halieutique” m’a ouvert l’esprit. Certes au début il m’a fallu un peu d’imagination et certains concepts m’échappent encore. Le « cul » de canard par exemple demande une sacrée dose d’abstraction. Je visualise tout à fait le volatile, mais je ne comprends pas comment son « postérieur » peut jouer un rôle majeur dans la capture d’une truite ou alors les mœurs des poissons appartiennent à un monde duquel je veux être préservé !
Les us et coutumes ayant cours dans cet univers me semblent hérités tout droit du code de la chevalerie anglaise. J’en veux pour preuve cette règle hautement morale appelée « No-Kill » ou « Catch and Relase ». N’en déplaise aux fins gourmets, mais ce précepte exclut toutes velléités de griller son adversaire au barbecue ou d’en faire une forme quelconque de sushi. Une fois le combat terminé Madame truite a droit au respect absolu et doit être graciée puis rendue avec la plus grande des délicatesses à son milieu naturel. On pêche donc pour la beauté du geste quitte à avoir l’estomac vide !
En bon élève j’ai potassé la matière jusqu’à l’indigestion et j’ai maintenant la certitude d’être devenu un théoricien de la mouche. Tenez, au hasard, j’ai retenu que « canne à pêche » était un terme péjoratif. On parle plutôt de « fouet » et si possible en bambou refendu, le fil de pêche, qui soit dit en passant, n’est pas du tout un fil de pêche, mais une « soie » servant à propulser « l’imitation ». À dire vrai, je n’ai pas tout à fait compris ce que l’on cherche vraiment à « imiter » ! Il y a aussi les bas de lignes. Ah, les bas de ligne, voilà un sujet des plus passionnants ! Des livres entiers ont été écrits à leur sujet, c’est dire leur importance et la nécessité absolue de leur parfaite maîtrise. Les faut-il « progressifs », « dégressifs », « rapides » ou « lents » ? Et dire que jadis, j’avais trouvé l’étude du latin compliquée !
Fort de ma nouvelle science je suis maintenant à même de franchir le pas. Reste à savoir où et comment, car on ne passe pas du statut de simple mortel à celui d’apôtre de la gaule par le miracle du Saint-Esprit ! Le processus débute par un baptême. On remplace simplement ici le curé par le détaillant d’articles de pêche, mais la cérémonie conserve son odeur de sainteté. La bénédiction finale n’est pas oubliée. Dans une quasi-extase l’homme de foi vous remet les fruits de votre Passion et c’est dans une parfaite Béatitude que vous passez à la quête. Là tous les moyens de « donner » sont bons à prendre : Visa, MasterCard, Euro et même louis d’or. Au moment d’être payé, le pieux est aussi regardant qu’un moine salivant devant une religieuse fourrée à la crème !
À la sortie de la cathédrale, si le pénitent, dans un accès de lucidité s’applique à lire la succession de chiffres alignés sur sa note, l’étendue des « dégâts » risque fort de le crucifier sur place, ne lui laissant alors que l’envie de courir chez le premier exorciste venu.

*

L’âme en joie, l’humeur dépensière, je pars en quête de tout puisque je ne possède rien. La vitrine de « Chez Marcel l’ami du pêcheur » déborde littéralement. Au premier plan, une forêt de cannes aussi dense et compacte que la mangrove amazonienne barre l’endroit ; au travers on devine à peine une pyramide à degrés faite de moulinets côtoyant une Tour de Pise érigée avec un amoncellement de bric-à-brac. De loin, l’ensemble rappelle vaguement une œuvre surréaliste et de près ce n’est guère mieux !
Je pousse une porte grinçante qui fait retentir une clochette. L’intérieur est à l’image de la devanture : claustrophobes s’abstenir ! L’espace a été utilisé au maximum de ses possibilités, sorte de « TETRIS » géant où tout est millimétré. Éternuer ici pourrait s’avérer cataclysmique ! Si tout s’écroulait on mettrait à coup sûr plusieurs générations à vous retrouver. Tant bien que mal je me fraye un passage dans ce labyrinthe improbable espérant qu’au final l’ami Marcel n’aura rien d’un Minotaure. Je ne trouve pas le maître des lieux ! À la deuxième courbe mon regard est attiré par des petits morceaux de carton attachés aux articles : les prix ! Je comprends à l’instant que ceux-ci ne sont pas indiqués en anciens francs. Mon sang se glace et malgré le risque d’opérer un mouvement brusque et de tout voir s’effondrer dans un fracas apocalyptique, je prends mes jambes à mon cou !
J’ai lu quelque part au sujet de la pêche à la mouche qu’on l’associait au sport des Lords. Je viens de prendre conscience que cette définition n’a strictement rien à voir avec la noblesse du geste, c’est en réalité à la noblesse du compte en banque qu’il est fait référence et le mien n’a rien d’aristocratique. Il me faut donc trouver une solution de repli en adéquation avec mon niveau social. Après un débat houleux avec ma carte Visa, la raison me pousse vers d’autres horizons.

*

L’enseigne annonce la couleur : Decathlon à fond la forme !
J’ai trouvé l’endroit sans peine, il faut dire que l’on m’en a indiqué le chemin avec exactitude.
« C’est simple, à la sortie de l’autoroute, tu prends à gauche au panneau Casino – Plus facile la vie -, sur un kilomètre. Là au rond-point, tu vas en direction de Leclerc – C’est mieux et ce n’est pas cher -, au second rond-point, tu serres à droite sur Champion – Y’a tout qu’est bon -, encore cinq cents mètres, un dernier rond-point. Ne te trompe pas c’est plein de panneaux et celui de Decathlon, il n’est pas très visible, tu as qu’à suivre La Foire’Fouille – Les prix qui vous chatouillent -, puis tu arrives au BUT, attention pas au but, aux magasins BUT, c’est juste derrière ! Si tu te perds, t’as qu’à demander la zone artisanale – Les blés fauchés -, tu ne peux pas te tromper ! »
En effet compliqué de faire plus simple ! En France pas moyen de se perdre, du moins quand une envie de consommer vous consume !
Au vu de la taille du parking, je me demande comment est-il encore possible de mourir victime d’une maladie cardiovasculaire ? On devrait pouvoir parquer ici aisément un bon millier de voitures. La Gaule, pays du foie gras, devrait être aussi une grande nation de sportifs ! Mais, curieusement, les badauds, après avoir soigneusement rangé leur Peugeot, leur Citroën ou leur Renault, ne se pressent pas vers le temple de la dépense calorique. Ils tournent au coin du bâtiment préfabriqué et disparaissent. Intrigué, je suis le mouvement. Devant moi une autre Mecque : Auchan – C’est comme au pré, mais en boîte -, résigné, je laisse derrière moi toutes considérations philosophiques sur l’état de santé du réseau artériel du peuple franc et finis par franchir les portes vitrées du magasin à la bannière bleu, blanc sans rouge.
Climatisation poussée à fond, musique d’ascenseur, parfum d’ambiance, allées propres en ordre, l’antithèse absolue de chez « Marcel l’ami du Minotaure ». À l’accueil deux jumelles au large sourire, maquillées comme pour des noces, avec de faux airs de « Bienvenu chez McDonald’s ». Déboussolé dans ce « fast-food » dédié à la cause sportive, je lance un S.O.S.
— Pardon Mademoiselle…
— Marie-Elisabeth à votre service ! Elle me sert sa litanie sans vraiment me prêter attention à la manière d’un automate dans lequel on vient d’insérer une pièce de cinquante centimes.
— Vous allez sans doute pouvoir me renseigner, je cherche un fouet !
Ses yeux deviennent d’un coup plus humains, mélange de pitié, de scepticisme rehaussé d’un soupçon d’ironie.
— Un quoi ?
— Une gaule très fine si vous préférez !
Désabusée, elle se tourne vers sa collègue et, avec une moue qui en dit long sur le fond de sa pensée, elle lâche bien fort pour être certaine d’être entendue.
— Aline-Flore, ce Monsieur se cherche une gaule, je l’envoie où ?
Deux ou trois clients affairés me jettent des regards soupçonneux. Subitement je prends conscience de l’aspect grivois de la situation et je deviens complètement écarlate. Mentalement j’évalue la distance qui me sépare de la sortie. Tout en moi me pousse à fuir !
— Pour les cannes à pêche, c’est au fond du magasin, dit simplement Aline-Flore.
À l’accueil, un nouveau client pointe déjà le bout de son nez et « l’automate » ressert sa litanie
— … à votre service !
Sans demander mon reste, je m’enfonce dans les profondeurs des rayonnages.
Je trouve le rayon « pêche » coincé entre celui des bikinis et celui consacré aux joies du jeu de boules.

*

— Jacques-Etienne à votre service !
Je ne peux m’empêcher de bredouiller.
— Dites-moi, juste par curiosité, les noms composés c’est un critère d’embauche ?
— Plaît-il ? L’échalas ne semble pas comprendre l’allusion.
— Rien, rien… Bien, je cherche à m’équiper pour la mouche, vous allez sans doute pouvoir me renseigner !
— La mouche ? Sa tête pointe en direction des quatre points cardinaux comme s’il cherchait quelque chose.
— Quelle mouche ? Y’a pas de mouche !
Je commence à craindre le pire…
— Je veux dire la pêche à la mouche !
Jacques-Etienne me fait un clin d’œil et ajoute :
— La pêche à la mouche dites-vous ! Bien… Bien, et quelle sorte de poisson voulez-vous pêcher : tanche, goujon, ablette, requin-marteau ?
Nouveau clin d’œil.
— Des truites, juste des truites !
Encore un clin d’œil.
— Bien entendu Monsieur et quelle espèce de truites précisément : fario, arc-en-ciel, Maroratta, de lac, de réservoir, de rivière, sauvage…
Son œil s’anime encore une fois et ma patience commence à atteindre sa température de fusion.
— Je débute ! Alors, je voudrais simplement de quoi m’équiper pour me rendre au bord des rivières et accessoirement y capturer une truite autochtone. Voyez-vous, même une truitelle saurait satisfaire mes appétits ! Je vous mentirais si j’affirmais y connaître quoi que ce soit. Je n’ai à ce propos qu’un savoir théorique, autant dire pas grand-chose ! Je m’en remets totalement à vous Jacques-Etienne ! Vous permettez que je vous appelle Jacques-Etienne n’est pas ?
Son œil gauche s’affole. Ce que j’ai pris au début pour une marque de sympathie révèle d’un tic nerveux et, à en juger par le nombre de ses spasmes oculaires, mon très cher vendeur est deux doigts de l’évanouissement. Néanmoins, flairant la bonne affaire et voyant en moi un bon gros pigeon, Jacques-Etienne essaye malgré tout de conserver un semblant d’aplomb.
Sur un ton faussement naturel il déclare :
— Monsieur, de vous à moi, la pêche à la mouche est mon domaine de prédilection ! Je suis le fruit de plusieurs générations de fines cannes. Chez nous, la truite est une affaire qui se transmet de pères en fils depuis l’aube des temps. Pour vous dire… j’ai appris à lancer bien avant de savoir marcher.
— Je n’en demande pas tant Jacques-Etienne…
— Prenons donc les choses une à une. La canne pour commencer. Nous venons de rentrer un nouveau modèle : la VIP RAPTORE totalement révolutionnaire ! Il insiste sur le « révolutionnaire » en découpant chaque syllabe pour être certain que je comprenne le sérieux de la chose.
C’est simple cette canne devrait être interdite tellement elle surpasse tout, absolument tout ce qui a été fait jusqu’ici. Avec elle la bredouille devient un délit pénal ! Il fait un demi-tour sur lui-même, saisit sur le présentoir une sorte de paratonnerre long de plusieurs pieds. Voilà, dit-il, tout en agitant avec vigueur l’objet révolutionnaire. Admirez la souplesse… Blank carbone XP95winsp2 issu des laboratoires de la NASA. On trouve les mêmes composants sur le bouclier thermique de la navette spatiale Columbia.
— J’espère que ça lui portera chance !
— À qui ?
— Et bien, à la navette ! Bref, Jacques-Etienne, revenons à nos moutons ! Vous me vantiez les atouts de ce petit bijou technologique…
— Oui, oui, je vous l’affirme, il n’existe rien de meilleur ! Jacques-Etienne me met la canne en main.
— Elle n’est pas un peu longue ? dis-je en frôlant le plafond avec le scion.
— 11 pieds 6 pouces, avec elle vous pourrez aborder sereinement tous les profils des rivières qui serpentent la région ! Idéale pour les torrents de montagne, parfaite pour l’Arve, elle est l’incarnation même de la polyvalence. Mais pour être tout à fait honnête avec vous, je dirais qu’elle est peut-être un peu juste pour les lacs ! C’est une canne toutes options, elle est même pourvue d’un talon de combat !
Je demande, étonné – Un talon de combat ? Voilà encore quelque chose dont je n’ai jamais entendu parler !
Jacques-Etienne prend de plus en plus d’assurance.
— Monsieur, le talon de combat c’est une pièce fondamentale. Imaginez-vous aux prises avec une truite fario de 12 livres. Il m’arrache littéralement la canne des mains et débute, au beau milieu des rayonnages, un simulacre de combat à faire pâlir le mime Marceau. Il appuie le talon de combat contre son ventre tout en serrant fermement la poignée en liège avec ses deux mains.
— Voyez comme il devient facile de maîtriser la bête. Et hop, ni une ni deux, 12 livres dans l’épuisette en moins de temps qu’il ne faut pour le dire !
Je m’étonne :
— 12 livres, c’est courant dans le coin ?
— Pff ! répond Jacques-Etienne, une juvénile oui, suffit de se baisser pour en ramasser ! Mais attention ces juvéniles-là ne se brident qu’avec notre VIP, sans ça point de salut !
Il me rend la canne et ajoute :
— Vous pouvez y aller les yeux fermés !
Son laïus ne me convainc pas totalement. Il sent que je suis hésitant alors, il renchérit :
— Si vous achetez avec la canne, un moulinet, une soie et des mouches, vous bénéficiez du rabais Kit aventure : moins 25 % sur le total !
Son argument réussit à briser mes doutes. J’étudie attentivement ma future acquisition sous toutes les coutures. À côté de l’étiquette rouge fluo où l’on peut lire en lettre capitale : Decathlon VIP RAPTORE, il y a une marque peinte en blanc avec le sigle soie 8.
— Ce 8 là, c’est pour le poids de la soie ?
Il paraît intrigué par ma question et regarde le sigle avec étonnement, puis secoue la tête.
— Euh ! Non, non, c’est du marketing tout ça, le 8 signifie qu’avec une soie de 4 vous lancez deux fois plus loin.
Il me prend par le bras et m’emmène plus loin dans le rayon.
— Voici nos soies, dit-il en me montrant du doigt un alignement de boîtes en carton toutes identiques. Le conditionnement est des plus
« tape à l’œil » : jaune canari traversé en diagonale par une bande rose bonbon avec une inscription en vert pétant : « Kill Water » no 4.
— Vous ne vendez que des soies no 4 ?
La réponse fuse comme une évidence :
— Bien entendu puisque nous n’avons que des cannes no 8 ! Cela permet à nos clients d’être bien plus efficaces lors du lancer, précisément deux fois plus efficaces !
Il prend une boîte et me la fourre entre les mains.
— Voilà, dit-il, la canne, la soie c’est tout bon ! Pour le moulinet, nous n’allons pas tergiverser ! J’ai l’arme fatale : le Dynamiteur ! Usiné dans la masse, capable de ramener un tarpon, 100 % métal, 890 grammes, attention c’est du lourd !
Je m’exclame :
— 890 grammes, en effet pour être lourd, c’est lourd, c’est même très lourd !
— Monsieur, rien à voir avec le poids ! Je voulais dire que Le Dynamiteur c’est du solide, le moulinet d’une vie et plus encore, vous pourrez sans aucun doute le léguer à vos petits-enfants. Avec la Raptore ils forment un couple idéal, tout en équilibre, l’image même de l’harmonie. Regardez un peu cette finition. Y’a pas à dire, en Chine ils savent travailler. Il me tend l’objet.
Premièrement, je suis étonné par le poids : lourd. Deuxièmement, le poids me sidère : vraiment très lourd ! Troisièmement… il n’y eut pas de troisièmement, je reste sur mes deux premières impressions.
Je lui demande à tout hasard :
— Vous n’auriez pas quelque chose de plus léger ?
— Non ! On s’y fait vous verrez… Et puis c’est de pêche sportive dont il est question alors… Une journée au bord des rivières et vous pourrez exhiber fièrement vos biceps, croyez-moi sur parole.
Je tourne et retourne le Dynamiteur dans tous les sens.
— Vous cherchez quelque chose ?
— En effet, le frein.
— Pas besoin, fait-il en haussant les épaules, le poisson ça se travaille en prise directe avec la soie. Il faut ressentir ses moindres soubresauts. Il n’y a rien de telle que de percevoir son agonie par fil interposé. Quand plus rien ne vibre au bout de la ligne le combat s’achève par un mort à zéro. Après c’est direct à la poêle, un peu de beurre, une pincée de thym et une bonne bière, le repos du guerrier, un petit bout de paradis en somme !
— Le no-kil vous connaissez ?
— Le no quoi ?
— Pratique consistant à remettre à l’eau le poisson « vivant » après la lutte !
Jacques-Etienne paraît réfléchir une petite éternité, puisant au fond de lui-même pour essayer de comprendre le sens de ce qu’il vient d’entendre. Son œil se remet à cligner, puis il lâche :
— Pour faire quoi ?
— Et bien, l’épargner !
— Qui donc ?
— Le poisson.
Sa bouche s’entrouvre, mais aucun son ne peut en sortir. Il m’observe longuement de la tête aux pieds, comme s’il venait de croiser Pamela Anderson nue sous son peignoir.
— Vous les remettez à la flotte les poissons ???
— Évidemment, dis-je, du moins c’est ce que je compte faire si j’en attrape un jour !
Après une série des clignements d‘yeux, il finit par me donner une grosse tape sur l’épaule tout en éclatant de rire.
— Ha, vous alors… jamais entendu un truc aussi drôle… Et dire que j’ai failli gober ça. Il faudra absolument que je m’en souvienne, trop drôle… Non mais franchement, vous imaginez des types qui balancent le poisson au jus et vivant en plus ? Bon, quand les « riquinettes » ne font pas la maille et qu’on suspecte la présence d’un garde-pêche dans un rayon de moins d’un kilomètre, je veux bien admettre que certains flanquent les bestioles au jus, mais autrement ???? Non ? Vous pensez vraiment que… ?
Sa question ressemble fort à un d’appel au secours. Jaques-Etienne semble avoir besoin de se faire tranquilliser, car, sur sa planète, l’éventualité d’une telle pratique relève du plus grand des crimes. À ses yeux la pêche n’a qu’un sens : le goût !
Préférant le laisser à ses doutes, je ne réponds rien. De toute manière, n’ayant encore jamais vu la queue d’une truite, je me sens dans l’impossibilité de me faire l’avocat d’un débat idéologique. Il considère mon silence comme l’aveu de ma culpabilité.
— Vraiment, dit-il, le sourcil froncé. Vous le rejetez à l’eau le poisson ?
Je réponds :
— Vraiment ! en soutenant son regard.
Il fait comme s’il n’a rien entendu et continue, reprenant son rôle d’éminent conseillé en « pêchologie » :
— Passons aux choses sérieuses : les leurres !
— Les leurres ?
— Oui, répond-il. Les leurres… Ces petites choses que l’on attache au bout de la ligne puis que l’on trempe dans l’eau pour attirer le poisson.
— Vous voulez sans doute parler des mouches ?
Il lève les yeux au ciel pour marquer son agacement.
— C’est juste une question de terminologie ! Les mouches, les leurres, c’est du pareil au même. Suivez-moi ajoute-t-il avec fermeté.
Nous traversons une fois de plus le rayon dans toute sa longueur.
— J’ai gardé le meilleur pour la fin ! Nous travaillons avec les meilleurs monteurs du monde : les Philippins.
Je demande pantois :
— Ils pêchent la truite aux Philippines ?
— (Soupir). C’est un sport national là-bas. Faut voir les monstres qu’ils nous sortent ! Pas étonnant, leurs imitations sont de vrais missiles à tête chercheuse. Regardez ces petites merveilles, ne sont-elles pas magnifiques ?
Il me fait admirer une boîte en plastique transparent où trônent lamentablement dix espèces de je ne sais quoi extrêmement coloré. En plume, en poil ? Difficile de se faire une opinion ! J’essaye d’ouvrir la boîte pour pousser plus loin l’enquête.
— Attention malheureux les boîtes sont scellées. On s’extasie avec les yeux mais on ne touche pas ! C’est fragile ces petites choses-là.
Au moment où je vais outrepasser l’ordre que l’on vient de m’intimer, venue de nulle part, la voix inimitable d’Aline-Flore résonne dans le magasin :
— Jacques-Etienne est demandé aux pédales !
— Vous m’excusez une minute, je file à mon rayon et je reviens !
— Votre rayon ? La pêche n’est pas votre domaine ?
Une nouvelle fois les yeux de Jaques-Etienne se mettent à s’exciter comme des gyrophares.
— Euh ! Pas dans le sens où vous l’entendez ! C’est-à-dire que… ! Le responsable a eu un léger accident, il s’est planté un gros triple dans le dos lors d’une partie de pêche aux vairons. Coriace les varions ! Trois semaines d’arrêt. Mais je vous rassure, on est tous interchangeables ici. J’ai suivi dernièrement notre stage de formation « pêche aventure en eaux extrêmes » et puis avec mes antécédents familiaux… Alors ne bougez pas j’arrive !
Jacques-Etienne me tourne les talons et court aux pédales.
Je suis maintenant seul, livré à moi-même, regardant dubitatif les articles que je m’apprête à acheter : une canne longue comme la flèche d’une cathédrale gothique, un moulinet qui tient de l’enclume, une soie rose bonbon et des mouches grotesques importées d’Asie brevetées pour la pêche aux piranhas. Que va dire Bertrand en me voyant débarquer avec ce fatras ? Mon nouvel ami a bien proposé de m’aider dans mes désirs de possession. Mais fier comme un coq du Léon voulant faire valoir mon indépendance, j’ai décliné son offre. Bien mal m’en a pris ! Toutes les lectures du monde ne peuvent remplacer la sagesse acquise par le temps passé au bord des rivières. À cette seconde, je me sens vaincu, naufragé de ma bêtise. Je jette un dernier coup d’œil au matériel dont on s’est efforcé de me vanter les mérites et dans un accès de bon sens je quitte les lieux aussi démunis qu’à mon arrivée en me gardant toutefois de ne pas croiser Jacques-Etienne. Ni Marie-Elisabeth, ni Aline-Flore ne me prêtent la moindre attention au moment où je passe devant l’accueil. Je sors la tête baissée mais en homme libre !
Le retour à mon domicile est des plus hasardeux, je réussis à me perdre dans les méandres des ronds-points, quelque part entre « La Foire Fouille » et « Casino ».
Le soir même, j’appelle Bertrand à l’aide et lui fais part de mes mésaventures. Il rit beaucoup à l’évocation de Jacques-Etienne, mais m’assure que le responsable du rayon – qui compte parmi ses connaissances – est un « type » en or pleinement compétent dans sa discipline : la pêche au gros. Il promet de m’emmener chez son détaillant préféré si j’arrive à supporter le chaos ! Selon Bertrand, « Là-bas, c’est le règne de l’anarchie, mais en y fouillant un peu on y déniche de bonnes affaires. Il faut juste savoir faire abstraction des étiquettes indiquant les prix, qui sont en réalité des pièges à touristes et ne pas trop s’offusquer de l’apparence du tenant des lieux, car derrière ses airs de Minotaure, Lucien est une légende, dévoué à ses clients comme un poisson pilote à son requin. Tu verras, Marcel l’ami du moucheur est une vraie perle. »

©BleuVague 2011

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