Le problème des rivières se situant à proximité des grandes villes, c’est le nombre incalculable d’illuminés que l’on peut y rencontrer !
Genève à l’échelle suisse est une grande ville, même si l’échelle suisse n’est pas très représentative, et, comme toute agglomération digne de ce nom, le bastion du Calviniste compte aussi parmi ses âmes quelques brebis égarées !
Ce jour là, n’ayant à disposition qu’un temps limité pour assouvir mes instincts de prédateur, je choisis de me risquer au bord de l’Allondon.
A écoute des vieilles cannes, cette rivière semble avoir connu jadis son heure de gloire. “Une vraie fête foraine” m’a-t-on dit. Il n’était pas rare de remplir son panier en une matinée à peine. Mais voilà, les hommes, au fil du temps et de la démographie galopante, ont déversé dans “ses” eaux limpides tellement d’ignominie que la belle a failli mourir plus d’une fois. Des années d’agonie, des décennies d’abandons, des stations d’épurations sous-dimensionnées, des tentatives de bétonnage, bref le cocktail habituel de la bêtise humaine. Puis la prise de conscience d’une poignée d’illuminés persuadés de la richesse du site rejoints peu à peu, dans un élan de bon sens, par une armée de volontaires animés de cette nouvelle foi providentielle : l’écologie. L’Allondon paraît renaître depuis quelques années, même si tout reste encore fragile. Saison après saison la nature reprend ses droits et efface du mieux qu’elle peut les stigmates de son supplice.Prenant vie dans le ventre du Jura, le réseau hydrologique qui donne naissance à l’Allondon garde jalousement ses secrets. Après sa source, non loin d’Echenevex, cette rivière croise fièrement les ruines de deux vieux moulins, puis elle s’anime, impétueuse, sautant de roche en roche à l’abri des regards, cachée par la forêt. Infidèle, elle laisse derrière elle la partie de sa naissance et pénètre en Suisse discrètement, protégée par les arbres. Soudain, après le pont des Baillets, comme émancipée, fatiguée de sa timidité, elle choisit de s’agrandir et s’offre aux regards de tous. Elle traverse alors un vallon qui porte son nom. L’endroit est une pure beauté, pour peu on dirait un petit coin de Canada échoué au pays des montagnes.
Je serpente le vignoble genevois et arrive en vue du Vallon. D’en haut c’est une vraie merveille ! Le soleil jouant de sa lumière étincelle les eaux émeraude de la rivière. Au loin les sommets du Jura se coiffent encore de quelques taches de neige. La seule vue du lieu et la sérénité qui s’en échappe suffisent à faire naître en moi l’espoir d’un instant volé au temps ! Moi qui si souvent recherche dans l’ailleurs les sources de mon Eden halieutique, je me maudis d’avoir oublié que pareil endroit pouvait exister à 15 minutes de mon domicile.
Je gare la voiture dans le parking du stade où une équipe s’entraîne. Coffre grand ouvert, la métamorphose peut s’opérer : “wad”, chemise “Patagognia” modèle furtif toutes options, gilet débordant de gadgets, lunette polarisante anti-uv, anti-buée, chapeau Steson, canne Winston 7″6. A l’instant où je referme le coffre, onze footballeurs m’observent l’air hébété ! Même de loin j’arrive à lire dans leurs yeux une certaine stupeur. Je souris amicalement.
– Hé Mec ! Tu vas à la guerre ? Le capitaine de l’équipe, qui doit être, à n’en pas douter, le plus hardi de la bande s’est approché de moi en posant la question :
– Non M’sieur à la pêche !
– Tu plaisantes…
Dans son regard, je devine un mélange de curiosité et une légère pointe d’ironie.
Le gardien nous a rejoints.
– C’est pour un cours de “répét” ?
Pour comprendre la teneur de sa question, il faut savoir qu’au pays du secret bancaire est sensé sommeiller dans chaque citoyen un “Rambo” en mal de Viêtnam !
Pour être parfaitement exact, la Suisse, bien qu’étant un pays totalement neutre, n’en reste pas moins un pays sur le pied de guerre ! La défense du territoire est l’affaire du peuple soldat, on appelle cela une armée de milice. Chaque homme est astreint une fois l’an, à revêtir l’uniforme pour des cours de « répétions » (appelé cours de “répét”). A cette occasion, banquiers, médecins, avocats, côtoient allégrement ouvriers, comptables et chômeurs, là tout ce petit monde réuni sous la bannière boit, mange et accessoirement fait exploser quelque obus de mortiers dans la joie et la bonne humeur.
– Non, non, je vous assure, n’y voyez rien de militaire, ni de belliqueux, simplement un pêcheur à la mouche pressé de retrouver la rivière !
– A la mouche ? La question du gardien sonne sec, puis il se tourne vers son acolyte semblant lui demander d’un regard interrogateur quelle attitude adopter face à une telle absurdité.
Le capitaine me fixe, autoritaire, puis hausse les épaules dans un geste d’impuissance.
– Laisse tomber Robert, ce type est dingue !
Les deux hommes se détournent et s’en vont passer leurs nerfs sur un pauvre ballon innocent.
J’ai toujours été fasciné par l’impact que pouvait avoir sur les non-initiés le terme “mouche” associé au mot pêche ! A voir leur réaction, j’imagine sans peine le degré de détresse à laquelle ils doivent être confrontés pour résoudre cette équation impossible : comment pêcher les mouches !!!!! A l’instant du choc des mots, c’est l’ensemble de leurs neurones qui doit bouillir pour trouver une improbable explication à ce grand mystère. S’il vous plait d’être encore plus mesquin, je vous propose de pousser le vice en lâchant à un néophyte la phrase suivante : “Je vais pêcher à la mouche au coup du soir”. Là ce n’est plus de la détresse qu’il vous sera donné de lire dans ses yeux, au moment où son cerveau aura atteint la température de la fusion, mais une forme d’état d’urgence absolue presque animale. Vous inspirerez alors, soit un respect inestimable, soit une peur panique, mais l’effet sera garanti !
Je me suis tout de même gardé de ne pas divulguer à ces “Zidane” en herbe que je me rendais sur le parcours “différencié” réservé à la mouche fouetté ! Laissez cours à votre imagination et pensez à l’amalgame qu’une âme non avertie pourrait faire de l’adjectif “fouetté” précédé du nom commun “mouche”, qui plus est dans une phrase comportant le terme barbare “différencié”. Il y va de ma réputation !
Différencié ? C’est le qualificatif scientifique utilisé dans la République Genevoise pour parler de parcours “no-kill”. Pourquoi faire simple quand les bureaucrates nourris de la dîme publique aiment s’enliser dans le compliqué ! De plus, en tant que minorité linguistique la Suisse Romande revendique haut et fort son attachement au français. Alors, pensez donc, “no-kill” c’est vulgaire, et cela ne fait pas “Molière” pour un sou !
D’un pas pressé je traverse le bois qui mène à la rivière. Arrivé au bord de l’eau, j’ai l’impression d’être transporté dans une dimension parallèle, hors du temps. La rivière, les rivières devrais-je dire, ont sur moi un pouvoir quasi mystique. Un phénomène d’attraction que je ne peux m’expliquer et que je ne sais réfréner ! A l’instant où j’arrive auprès d’elles, mes sens paraissent se transformer, je deviens un autre. J’oublie ce citadin à tendances névrosées, ce “bobo” pseudo-intellectuel, pour renaître sous une forme plus essentielle. Je ne fais alors plus qu’un avec les éléments. Même si je n’ai pas la prétention de comprendre l’eau, ni la sagesse de savoir la lire, je m’efforce tout simplement de l’apprendre toujours un peu plus, toujours un peu mieux.
Je retourne une pierre à moitié immergée et regarde fasciné la vie qui s’y cachait. Des larves d’éphémères s’échappent pour retrouver sous une autre pierre la garantie d’une cachette qui leur permettra peut-être d’achever leur croissance. Elles pourront alors à la tombée d’un soir d’été ou à l’orée d’un jour d’automne prendre leur envol nuptial pour perpétuer encore et encore le cycle millénaire de la création.
Ma vue commence à s’aiguiser, j’observe les veines d’eau, cherchant à deviner l’endroit idéal où pourrait se tenir une fario à l’affut de sa nourriture. Légèrement en aval, à la croisée de deux courants, il me semble apercevoir des signes d’activité. Une éclosion de petites éphémères teintées de jaune pourrait bien avoir mis en appétit une truite. Je ne ferai pas l’erreur maintes fois répétée de me précipiter sur l’endroit, au risque de caler un poisson qui vient juste de goûter à ses hors- d’œuvre. Je préfère attendre patiemment que l’animal se sente en confiance et s’attaque au plat de résistance.
Il y a bien un poisson en poste ! Je sens monter un pic d’adrénaline, mes muscles se contractent et tout disparaît autour de moi. Seul compte à cet instant précis cette truite accomplissant son rituel. Plus rien d’autre n’a d’importance, le monde s’est effacé. Je suis le pêcheur et elle devient ma proie.
Je noue délicatement à mon bas de ligne, une imitation en taille 14. Je choisis un modèle parachute car la truite aspire au raz de la surface. Il faut donc que ma mouche soit “pêchante” dans la pellicule de l’eau. La taille de l’hameçon pourrait paraître grande comparée aux insectes qui dérivent, mais un vieux sage (lire le prophète de Saint-Ursanne) m’a appris à monter mes mouches en n’utilisant qu’un bout de la hampe. Cela permet d’éviter les décrochages lorsqu’il est nécessaire de descendre en taille.
Sans empressement, empreint de la plus grande douceur, je commence à déployer ma soie naturelle. Quelques arabesques et je bloque le poignet, la mouche vient caresser l’eau avec délicatesse, juste dans la bonne veine. L’œil aux aguets, je suis sa dérive, espérant ne pas avoir posé trop en aval. Mon imitation poursuit son chemin, puis dans un léger remous disparaît. Je ferre d’instinct, relève mon bras d’un geste sec pour pendre l’étourdie qui vient de se faire leurrer. Ma Winston plie tandis que mon moulinet hurle sa colère déversant dans la rivière des mètres de soie. L’animal lutte pour sa survie en s’aidant du courant. Je règle mon frein tout en me déplaçant vers l’aval pour suivre mon poisson. Dans ces instants là le sablier du temps cesse de s’écouler, les secondes prennent alors l’allure de minutes volées au paradis. Je commence à imposer le rythme au combat. Il serait absurde et égoïste d’épuiser inutilement ma compagne de jeux, car, plus que tout, je désire la rendre à la rivière dans les meilleures conditions. Muni de mon épuisette, je mets fin aux hostilités pour enfin admirer la source de toutes mes convoitises. 45 centimètres de « muscles », une robe aux reflets d’or, je tiens entre mes mains une pure merveille de l’évolution du règne aquatique. C’est avec la plus grande des délicatesses que je ré-oxygène Mademoiselle Fario avant de la laisser filer vers son habitat.
Le rêve se dissipe, peu à peu je reprends pied dans la réalité. Etrangement mon retour dans le monde des hommes est ponctué d’un bruit de “tam-tam” ! Aurais-je été transporté sur les rives du Zambèze quelque part entre l’Angola et la Namibie ? Non ! Tout semble normal autour de moi. Je suis toujours en République Genevoise, sur les bords de l’Allondon. D’un point de vue auditif, ce lieu idyllique commence à perdre de sa superbe. La nature fâchée s’est tue tant le rythme effréné des percussions retentit dans les arbres. Que soit maudit celui qui ose maltraiter ainsi la culture africaine. J’implore les grands sorciers de la savane pour qu’on lui jette un sort.
Maintenant c’est aussi sur un plan olfactif que la situation se dégrade. Mon nez perçoit des relents de saucisses grillées accompagnés d’une forte odeur de cette chose illicite que j’ai fumée, il y a bien longtemps dans ma jeunesse, pour me rapprocher de l’Olympe psychédélique. Ma partie de pêche est gâchée. J’ai beau essayé de me concentrer sur la rivière, rien n’y fait ! Ce ramdam affligeant est totalement hors contexte. Même les truites ont déserté les eaux pour marquer leur désapprobation, abandonnant ainsi la rivière à ses prédateurs urbains, qui sous un prétexte mélodique finiraient par faire regretter à un aveugle de ne pas être sourd !
Je me dirige vers l’aval en direction de l’embouchure du Rhône, d’où provient cette pollution sonore. J’ai bien l’intention d’expliquer à ces huluberlus que je n’ai certes rien contre les djembés et encore moins contre les congas pour autant que j’aie payé mon billet de concert et que je sois d’humeur frivole. Mais la nature est un sanctuaire qu’il faut respecter, qui plus est lorsque cette nature se trouve justement dans une réserve classée !
Approchant de l’endroit où l’Allondon fait un coude, je me trouve subitement nez à nez avec une dizaine d’humanoïdes tout sexe confondu dansant autour d’un feu. Le plus étonnant c’est leur tenue vestimentaire, réduit au strict minimum ! En fait il n’y a que leurs pieds qui sont habillés, pour le reste on peut dire qu’ils ont revêtu la tenue de leur naissance : la complète nudité !
J’en reste pantois. Ils ne paraissent pas m’avoir aperçu et continuent leur transe mystique autour du second élément : le feu.
Leur ronde infernale est ponctuée de chants, sans doute un hymne à la gloire d’un dieu satanique. J’observe, fasciné, plus par incrédulité que par voyeurisme.
La musique s’arrête, net, et les regards dans un ensemble parfait se tournent vers moi ! Ma gorge se noue et je ressens un énorme nœud de baril dans l’estomac. Vais-je être sacrifié sur l’hôtel du maître des ténèbres ? Va-t-on se servir de mon pauvre petit corps comme d’un rôti d’agneau saignant en guise de dîner ?
Une jeune femme à la poitrine opulente et aux hanches graisseuses s’approche de moi.
– Es-tu pêcheur mon frère ?
Elle ne semble pas du tout gênée par sa nudité et le ton de sa voix est calme, presque monocorde.
Je bredouille… à dire vrai, je ne sais que répondre. La question, vu le contexte, peut avoir plusieurs significations. Faut-il comprendre “pêcheur” au sens biblique du terme où pêcheur au sens “sportif” du terme ?
En répondant oui, ne risquerais-je pas de devenir la victime innocente d’un rite de purification ?
La fille semble lire la confusion qui s’est emparée de moi. Elle reprend, accompagnant sa phrase d’un large sourire.
– As-tu, mon frère, gagné de la rivière un juste repas ?
C’est soulagé que j’arrive enfin à lui répondre.
– Non, je ne sacrifie pas le poisson que je capture “ma sœur”, je le rends à la rivière. Le soir venu, de retour chez moi, je peux ainsi l’imaginer nageant librement dans les eaux limpides.
– Tu es un sage mon frère. Veux-tu te joindre à nous ? Elle me tend la main.
Me revoilà tout bafouillant, cherchant une excuse plausible pour décliner son invitation. N’ayant jamais été un adepte du nudisme et encore moins un partisan des mouvements sectaires quels qu’ils soient, hormis peut-être celui du “no-kill”, je ne me vois vraiment pas du tout danser dans le plus simple appareil avec une bande d’illuminés.
– Tu n’es pas obligé de te dévêtir, mon frère. Viens simplement avec nous pour communier dans la sagesse.
– Heu ??!!
Elle me prends la main et m’accompagne vers le groupe. Tout le monde me salut gentiment et on m’invite à m’asseoir. J’obtempère.
Les percussionnistes reprennent de plus belle comme galvanisés par mon arrivée. Les djembés sont torturés à grand coup et la danse reprend.
Je ne sais pas vraiment combien de temps je suis resté avec cette “secte”. Mes souvenirs se sont noyés dans les brumes dès l’instant où nous nous sommes mis à partager le calumet de la paix.
II reste quelques épisodes épiques gravés dans les coins de ma mémoire, des sortes de flash dont je ne suis pas très fier.
En quittant mes nouveaux « amis », j’ai bien tenté de me remettre à la pêche, mais sans grand succès. Il me semble pourtant, à un moment, avoir leurré une fario de plus de 1m60, mais j’ai des doutes quant à l’authenticité de mon exploit.
De retour à la voiture, je suis tombé à nouveau sur mon équipe de football. Le gardien m’a demandé l’air moqueur si la pêche avait été bonne. Je me rappelle alors d’avoir été pris d’un énorme fou rire. J’imagine que ces sportifs m’ont définitivement classé dans la case fou à lier !
Je ne suis plus retourné sur l’Allondon depuis cet après-midi là, et je ne sais pas si j’y retournerai un jour, malgré la beauté des lieux. L’endroit est à mon goût bien trop proche des vicissitudes de la ville…

© Bleuvague – 2020

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